jeuxdeplateau.com : Bonjour Fred, peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Fred Bizet : Je m’appelle Fred Bizet, je viens d’avoir 54 ans à la fin de l’année. Je suis passionné de jeux de société depuis de nombreuses années. Ca a du commencer en 86, lorsque j’ai acheté Baston un jeu de Bruno Faidutti et Pierre Cléquin. C’est un peu ma madeleine de Proust, j’y ai passé des heures, des nuits. Aujourd’hui, je ne pourrais plus y jouer, c’est trop long, c’est plus du tout dans les normes actuelles, mais mes premiers souvenirs de jeu, c’est Baston.

Et qu’est-ce qui te fait franchir le pas pour aller vers le monde du jeu de manière professionnelle ?
Au milieu des années 90, je suis en thèse, mais je sais que ma place n’est pas à l’Université, même si je suis allocataire de recherche. Ce n’est pas mon truc, mon truc, c’était les jeux. A cette époque, je découvre Oya, la boutique de jeux à Paris qui francisait les jeux allemands. Ils m’ont fait découvrir plein de jeux. J’ai adoré cette période où je jouais à des jeux de moins d’une heure qui s’expliquait en un quart d’heure. Ce qui m’a vraiment plu à l’époque, c’est le fait de pouvoir jouer à plusieurs jeux dans la même soirée. Aujourd’hui, les gens ne se rendent pas compte, mais à l’époque, tu jouais à un jeu et ça te prenait toute la soirée. Après tu allais au lit, ou, si tu étais jeune, t’en faisais un deuxième, mais c’était tout. Maintenant, tu peux enchaîner 5, 6 jeux dans la soirée. Ça, ce sont les jeux allemands qui nous l’ont amené. Avant, ça n’existait pas et c’est quand même super sympa.

C’est donc à cette époque que tu décides de te lancer professionnellement dans le monde ludique ?
Oui, j’avais la chance de ne pas avoir d’emprunt sur le dos et une femme avec un emploi stable. Je crée Ludothéo, un site de vente par correspondance, avant le boum internet, quand je vois les très grosses marges réalisées par Oya sur l’importation de jeux allemands. Ça me plaisait vraiment beaucoup de faire découvrir des jeux, mais sans pratiquer des marges aussi énormes. J’ai commencé en achetant les jeux à une boutique (qui faisait donc sa propre marge) avant de commander directement à l’éditeur, Amigo principalement qui faisait déjà 6 qui prend et Bohnanza. Je fais aussi un peu de distribution aux boutiques. Je croise le chemin de Bruno Desch du Passe-Temps (NdlR : grosse boutique toulousaine) avec qui je suis resté en contact très longtemps. Je rencontre aussi Thierry Gislette de Descartes Lyon, Yann Joubaud du Temple du Jeu à Nantes. Ils seront mes clients pendant les 2-3 ans d’existence de Ludothéo.

C’est à ce moment là que tu crées le magazine Jeux En Boite ?
Oui, à l’époque, il n’y avait rien. Le premier numéro de ce fanzine sort fin 2000. Un ou deux ans après est apparu Jeux sur un Plateau (NdlR : en 2004 en réalité). Jeux en Boîte s’inspirait énormément de Games, Games, Games, une revue américaine qui était aussi en noir&blanc, avec une pagination assez semblable ainsi que la fabrication. Cela m’a permis de jouer à encore plus de jeux pour pouvoir faire les critiques dans le mag, de rencontrer beaucoup de gens, toi, François Haffner, Bruno Faidutti, Rody,... qui ont contribué au magazine.
C’est vraiment un milieu où l’ont fait plein de rencontres. A l’époque, il y a beaucoup de week-end jeux comme les rencontres ludopathiques de Faidutti où j’ai rencontré plein de copains lyonnais, Thomas Provoost et Cédrick Caumont à qui je présenterai Time’s Up ! suite à quoi ils créeront Repos Prod. Moi, j’avais adoré Time’s Up ! mais je n’avais pas du tout vu l’impact commercial que ça pouvait avoir. Eux l’ont vu par contre ! Et ce fut une très belle réussite. Ils ont créé des super jeux. 7 Wonders, pour moi, c’est l’un des 5 meilleurs jeux qui existe.

Et ensuite, que fais-tu dans le monde ludique ?
J’arrive chez Edge pour faire de la traduction. J’avais déjà fait des piges chez eux. J’ai travaillé sur Le trône de fer, le jeu de diplo de FFG, puis ils m’engagent. Au début, le rythme est plutôt sympa, à la fin, c’était la folie. Les projets s’empilaient, mais j’étais toujours tout seul à la traduction. Stéphane Bogart est arrivé comme relecteur, mais il y avait tellement de boulot qu’il n’avait pas le temps de relire tout ce que je faisais. Et même si j’essayais de bien faire mon travail, je faisais forcément des erreurs. Pas mal de conneries ont alors été édité dont des grosses sur des plateaux de jeu. Des trucs qui auraient pu être évité s’il y avait eu une bonne relecture derrière.
Mais les jeux s’enchaînent. C’est le décollage de FFG, et parfois, il faut traduire le jeu dans la semaine. Les gens s’étonnent que les traducteurs ne jouent pas aux jeux. Mais, la plupart du temps, le jeu n’existe pas encore, et même si c’était le cas, une semaine pour jouer ET traduire correctement le jeu, c’est très compliqué. En plus FFG s’en foutait, ils suivaient leur programme, si tu voulais être avec eux tu t’accrochais au wagon mais ils ne prévoyaient pas de temps pour toi spécifiquement.

Quels sont les projets sur lesquels tu as travaillé qui t’ont le plus plu ou, au contraire, ceux qui furent particulièrement difficile ?
J’ai beaucoup aimé traduire les JCE. Là, on pouvait voir les cartes avant tout le monde et y jouer avant de traduire. Incontestablement, le plus dur, ce fut Res Publica Romana. Mais celui dont je garde le plus mauvais souvenir, c’est la première édition des Demeures de l’épouvante. Ça a été trop rapide, elle est ultra buggée, ce fut une cata. Mais j’ai beaucoup aimé faire la version Trône de Fer de Battlelore : Les batailles de Westeros. Et Battlestar Galactica qui est pour moi le meilleur jeu FFG, un chef d’œuvre. J’ai d’excellents souvenirs sur ce jeu.

Edge, à l’époque, avec sa structure de distribution Millennium, c’est une boite qui marche bien ?
Oui, ils ont deux locomotives : Munchkin et Citadelles. A l’époque, les coûts de production de Citadelles étaient de 1€72. Le jeu était vendu 20€ en boutique et comme ils étaient leur propre distributeur, ils empochaient tout sauf la marge du magasin (NdlR : le jeu était donc vendu entre 9 et 10€ aux boutiques), ça fait une belle marge. Ce qu’il faut comprendre, c’est que chaque éditeur a besoin d’un jeu sur lequel il se "gave". Ça permet d’éponger les pertes ou les mauvaises surprises, c’est indispensable. Il ne faut pas penser que les clients se font avoir. C’est une nécessité, et ça se retrouve dans tous les secteurs économiques.
Dans le monde du jeu, c’est très facile d’enchaîner les ratés ou les demi-succès, donc avoir un petit peu de trésorerie permet de mieux anticiper l’avenir. Par exemple, le prix de Jungle Speed a très peu évolué alors que les volumes et les modes de fabrication ont permis de beaucoup baisser le prix de fabrication. Mais c’est ce qui permet aux éditeurs de tenir dans la durée. De plus, si les prix baissaient, ça aurait un impact sur d’autres jeux pour lesquels la marge est beaucoup plus faible. C’est donc très compliqué le prix d’un jeu.

Et donc, à ce moment, tu quittes Edge ?
Ils externalisent de plus en plus leurs traductions et donc ils me virent. 6 mois plus tard, Repos Prod m’embauche comme homme à tout faire : je m’occupe du site internet, de la vente, des questions clients, de la page Facebook, de la boutique en ligne avec les T-shirts, les goodies,... Ce fut une période très sympa. J’ai pu aller aux Gathering of Friends aux USA avec Cédrick Caumont. J’étais chez Repos Production au moment de la sortie de Rampage et de la réédition de La blonde, la brute et le truand sous le titre de City of Horror.

Est-ce que ça te permet de travailler sur des protos ?
Non. A un moment, j’étais censé trouver des jeux, je recevais des protos, mais Cédrick et Thomas ne savent pas déléguer. C’est sûrement mon plus grand regret chez Repos, ne pas avoir été associé au processus de développement. D’un autre côté, je pense que ça n’aurait pas marché. Ça ne pouvait marcher qu’entre Cédrick, Thomas et l’auteur. S’il y avait eu plus de monde, ça aurait été compliqué. Ils ont leur vision du jeu et c’est mieux comme ça en fait. Ce fut 2 belles années, pleines de très bons souvenirs.

Et ensuite, tu te lances donc dans l’édition.
Oui, c’est le début de l’aventure Bad Taste Games. Je m’auto-édite avec Guildes. J’en suis très fier, on peut y jouer sur boardgamearena, il a des notes correctes. J’en ai fait 2500 exemplaires, j’en ai vendu 2000 et Philibert a racheté la fin du stock. Plutôt satisfait pour un premier jeu.
Dans la foulée, je fais Brutus avec Michel Bussi (NdlR : le célèbre écrivain) en espérant surfer sur sa notoriété, ce qui na pas été le cas. Mais c’est de ma faute parce que on a fait une variante sur le jeu du Président que je trouvais vraiment sympa, mais dans un écrin et avec une direction artistique très chouette mais pas du tout adaptée pour ce genre de jeu. Brutus qui tue César, ça collait bien au thème puisque le plus faible tue le plus fort mais la direction artistique était trop sombre, trop historique. Il aurait fallu faire quelque chose de plus léger, plus en adéquation avec le public visé. Mais je pense que je le referai un jour.
Et ensuite, c’est Robin Wood, et là ça marche. Ça décolle et ça change tout. Pour ce jeu, on approche les 30,000 exemplaires produits, ce qui est plutôt pas mal dans un secteur assez concurrentiel. Ensuite, je sors Majority, un jeu d’ambiance et Rapid City, un jeu de rapidité, et là, ça marche moins bien. Je n’ai pas perdu d’argent, mais je n’en ai pas gagné non plus. Il s’agit à chaque fois de jeux à 2500 ou 3000 exemplaires en tirage, mais uniquement pour le marché français. Mais il est vraiment important de faire des versions internationales pour aller à l’export.
Maintenant, je fais des jeux en associations avec Boom Boom Games. Là, on vient de traduire The few and cursed, un jeu de Rock Manor Games qui est sorti fin novembre 2020. C’est un jeu jouable en solo, en coop ou en compet dans un univers de western post-apocalyptique à la Deadlands avec une mécanique de deckbuilding assez simple et légère : à chaque début de tour, tu pioches 2 cartes et tu en gardes une. Tu crées ainsi ton deck avec une gestion de main pour les actions qui est maligne. C’est un jeu à l’américaine avec des figurines, des illustration à tomber par terre parce que c’est tiré d’un comics. On a aussi fait une création avec Boom Boom d’un jeune auteur français, Baptiste Laurent, qui s’appelle B-Movie, un pur jeu de bluff et qui va sortir début 2021 si tout se passe bien avec la pandémie. Le jeu est fait, il est produit, dans un format Robin Wood.

Et as-tu d’autres projets encore ?
Oui, bien sûr. Avec Boom Boom Games, on a traduit Thunderstone Quest de chez AEG. On travaille aussi sur plusieurs projets avec des éditeurs moins connus. Et on travaille aussi sur une création originale avec Boom Boom Games, un jeu un peu dans l’esprit des Cités perdues. Juste pour Bad Taste Games, je travaille sur un jeu de Quentin Marsac, qui est vendeur au Temple du Jeu à Nantes. C’est assez compliqué car on s’est mis d’accord un peu trop vite et on n’avait pas exactement la même vision du jeu avec Quentin. Le jeu a donc beaucoup évolué, Quentin est très réactif : dès que tu lui fais une remarque, il rebosse dessus, refait des tests. Mais maintenant, il faut que je récupère le proto actuel pour pouvoir bosser dessus.

Tu travailles avec beaucoup d’auteurs, ce n’est pas trop compliqué comme situation en ce moment ?
Si, pour les auteurs, ça reste compliqué. Dans notre milieu, a priori, la place la plus cool, c’est le distributeur car c’est celui qui prend le moins de risques. Il a cependant beaucoup de frais fixes et de très gros besoins de trésorerie. Mais celui qui "se fait avoir", c’est l’auteur. C’est pas des salaires de fous. Ils se comparent souvent aux auteurs de livres, qui sont mieux payés qu’eux. Mais un livre coûte aussi beaucoup moins cher qu’un jeu à fabriquer. Il est donc plus facile à un éditeur de livres de lâcher des droits d’auteur que pour un éditeur de jeux à cause de ces frais.

Et comment se passe la période actuelle avec tous ces changements liés à la pandémies et aux confinements ?
De mon côté, l’avenir est plutôt optimiste. Mon chiffre d’affaire a plutôt augmenté cette année malgré la situation. Le secteur, dans son ensemble, a quand même plutôt bien résisté à la pandémie de COVID. J’ai pu voir les boutiques au salon de Vichy, fin septembre, et toutes celles que j’y ai vues avaient rattrapé leur chiffre d’affaire durant l’été. Pour celles qui avaient des problèmes, le COVID n’a pas aidé, mais pour celles qui étaient déjà bien installées, au-delà des soucis de trésorerie lié au confinement, elles s’en sont plutôt bien sorties. Beaucoup font un meilleur résultat sur les 3 premiers trimestres 2020 par rapport à la même période de 2019.
Sur le premier confinement, Asmodee a plutôt bien soutenu les boutiques, mais lorsque les dirigeants historiques (tel Marc Nunes) ne seront plus là, il n’est pas certain qu’Asmodee ait toujours un partenariat aussi fort avec les elles. Ce qui serait dommage.
Les boutiques ont un rôle très important car elles font des choix. Elles ne sont plus une simple interface éditeur/client, car elles doivent faire un tri face au nombre grandissant de sorties, et certains jeux n’atteindront donc même pas les étals. Et c’est dommage, mais elles ne peuvent pas faire autrement. Cependant, certaines ont parfois trop tendance à vendre ce qui se vend, ce qui se comprend, mais si elle sont trop sur les grands classiques tel Catane ou Les aventuriers du rail, Amazon le fait très bien aussi et sera toujours plus fortes qu’elles là-dessus (tarif tiré vers le bas, frais de port,...). Il faut donc qu’elles soient toujours à la recherche des derniers bons jeux. Mais c’est très compliqué, car il y a tellement de jeux qui sortent à l’heure actuelle que c’est impossible de tout connaître.
On a cependant de la chance dans notre milieu, car le joueur (la joueuse) de jeux de société est plutôt CSP+++, bien installé dans la vie avec des revenus confortables et qui peut donc se faire plaisir. C’est aussi cette typologie de clientèle qui maintient le secteur. On le voit bien dans les conventions de jeux : les personnes avec juste le BAC sont très rares. On est plutôt sur des profils Bac+5, études de maths ou d’informatique. Et c’est aussi un milieu extrêmement blanc. Au niveau diversité, c’est très très léger. Il y a très peu de femmes aussi, mais tout ça évolue doucement.

Il me semble aussi que tu as été membre du jury de l’International Gamer’s Award, tu peux nous en parler ?
Oui, j’ai été au jury de l’IGA au début des années 2000. J’ai démissionné quand je suis arrivé chez EDGE, ce n’était plus trop compatible. Il y avait beaucoup de gens intéressants. Maintenant, je ne le suis plus, c’est un peu trop élitiste comme prix pour moi aujourd’hui. On discutait par mail à l’époque. On recevait les jeux en avant-première, des choses parfois très difficile à trouver. Ça reste de bons souvenirs. J’ai aussi été membre du premier jury du Jeu de l’année, avant qu’il ne fusionne avec l’As d’Or, l’année où La guerre des moutons l’a emporté.

Merci beaucoup pour le temps que tu nous a consacré.
De rien, ça m’a fait plaisir.