Au début de cette année 2020, une annonce fait beaucoup de bruit dans le landernau ludique : Asmodee rachète Repos Production, l’éditeur belge, l’un des derniers grands bastions indépendants de l’édition francophone. Retour sur une belle aventure humaine !
Tout commence en Belgique, au début des années 2000. Deux "gros" joueurs belges, Cédrick Caumont et Thomas Provoost, découvrent Time’s up !, lors d’une convention de joueurs comme il y en avait beaucoup à l’époque (les festivals n’existaient que très peu). Le jeu de Peter Sarrett est un énorme coup de cœur. Les parties s’enchaînent et la question se pose : pourquoi ce jeu n’existe pas en France ?
Les deux compères contactent R&R, l’éditeur américain, pour lui proposer de localiser le jeu. Il accepte, l’aventure Repos Production des belges à sombrero peut commencer. A ce sujet, Thomas Provoost nous confiera que les sombreros, que portent les représentants de Repos Production lors des animations et festivals, remontent eux aussi à une convention durant laquelle lui et Cédrick les porteront pour faire une animation autour de Puerto Rico. Le soleil ayant été de la partie, ils les gardèrent tout le week-end. Ce signe de reconnaissance et de convivialité leur a énormément plu et ils en ont fait l’emblème de leur société.
En 2004, la version française de Time’s up débarque sur les étals. La boîte n’a pas grand chose à voir avec les versions actuelles : un grand format carré, tout bleu, sur lequel le titre claque en jaune. Comme les deux dirigeants le pressentaient, le succès est immédiat et le jeu se vend très bien. A ce jour, la gamme Time’s Up ! reste le plus gros succès commercial de Repos Production avec plus de 3 millions de boîtes vendues. Quoi de mieux pour se lancer qu’un gros succès ?
La suite viendra très vite avec Cash n’ guns de Ludovic Maublanc, qui paraît d’abord en encart dans la revue Jeux Sur un Plateau, sous le titre de Kill Dogs en référence aux films de Tarentino. Mais alors que le thème est très adulte, qu’on manipule des flingues pour "menacer" ses partenaires, les tests montrent que le jeu plait à un public assez jeune. Il faut donc revoir le traitement graphique pour l’adapter à la nouvelle cible. L’éditeur fait appel à Gérard Mathieu, le célèbre illustrateur, pour donner une patte plus légère à l’ensemble. De plus, cela permettra de faire un clin d’œil à Supergang, un autre jeu de gangsters, illustré lui aussi par Mathieu dans les années 80. En y ajoutant des flingues en mousse plutôt que des répliques, le jeu devient moins "violent" et pourra toucher une cible plus large. A partir de là, Cédrick et Thomas quittent leurs emplois respectifs pour se consacrer entièrement à l’édition.
Sortiront ensuite quelques jeux qui connaîtront un peu moins de succès avant qu’Antoine Bauza, qui est encore un auteur débutant à l’époque, ne vienne les voir avec ce qui deviendra Ghost stories. En fans inconditionnels du Seigneur des anneaux, le jeu coopératif de Reiner Knizia, les deux dirigeants de Repos Production voient là un moyen d’avoir un jeu de coopération à la hauteur de ce chef d’œuvre. Avec l’auteur, ils travailleront le prototype sans relâche pour arriver à l’équilibrage parfait, celui qui leur semblera coller parfaitement à leurs attentes. Là, encore le succès est au rendez-vous (au-delà des attentes), malgré le côte plus "gamer" du jeu. Cela leur permettra de sortir deux extensions : White Moon puis Black Secret, références évidentes aux Forces des Ténèbres et Sauron, les deux premières extensions du jeu de Knizia.
Mais, évidemment, la coopération entre Antoine Bauza et Repos Production trouvera son point d’orgue 2 ans plus tard, en 2010, avec la sortie de 7 Wonders, le jeu le plus primé au monde. Un jeu "de civilisation" jouable de 3 à 7 joueurs avec un système de draft, qui permet de diminuer le temps d’attente entre les tours, pour des parties d’environ 30 minutes. Après des centaines de parties de test, où le jeu évolue à chaque fois, Repos Production décide de mettre toutes les chances de leur côté, en faisant appel à Miguel Coimbra pour les illustrations. Le résultat est à la hauteur des attentes. Dès sa présentation à Essen, le jeu est un énorme carton. Les 17000 boîtes du tirage initial se vendent en quelques semaines. Repos Production tient là son deuxième "long seller", ces jeux qui s’installent dans la durée et assurent une assise financière pour les éditeurs concernés.
Face à un tel succès, les extensions ne se font pas attendre : Leaders puis Cities confirment l’énorme succès de ce jeu, taillé pour le Spiel des Jahres. Le prestigieux prix allemand leur semble presque promis tant il répond à la plupart des critères : originalité, accessibilité, traitement graphique. Mais voilà, en 2011, le jury décide de créer une nouvelle catégorie, le Kennerspiel, un prix pour "connaisseur". Le jury veut primer des jeux plutôt tactique dans cette catégorie (mais en restant accessible) et des jeux vraiment très accessible dans la catégorie reine. C’est donc Qwirkle qui remporte le Spiel des Jahres, 7 Wonders devant se contenter de remporter le premier Kennerspiel de l’histoire.
En 2013, Repos Production sort 3 jeux très différents. Tout d’abord, Rampage, un jeu d’adresse complètement déjanté, à base de monstres dévorant les habitants de la ville. Signé Antoine Bauza et Ludovic Maublanc, le jeu devra changer de nom à cause de problèmes juridiques, mais la version Terror in Meeple City n’arrivera pas à s’imposer, le jeu étant relativement cher à cause d’un matériel pléthorique.
Cette année sera aussi celle de la première collaboration avec Bruno Faidutti pour le jeu Mascarade. Un petit jeu de cartes de bluff magnifiquement illustré par Jérémy Masson. Le jeu connaîtra un beau succès et continue à se vendre encore aujourd’hui.
Et le dernier jeu de cette année fut Concept d’Alain Rivollet et Gaëtan Beaujannot. Sa couverture blanche ornée de nombreux symboles réunis en un énorme point d’interrogation se remarquera sur les étals des boutiques. Ce jeu de devinette remportera un succès immédiat et deviendra un classique de plus dans la collection Repos Prod. A ce jour, il s’est déjà vendu à plus de 700000 exemplaires.
Là encore, le Spiel des Jahres semble à portée de main, et cette fois, dans la catégorie reine. Cette année-là, les nommés sont Splendor, Camel Up et donc Concept. Deux jeux francophones en finale, mais, à la surprise générale, le jury choisit de primer Camel Up. Caramba, encore raté !.
Ensuite, l’éditeur va continuer à asseoir ses jeux : renouvellement et simplification de la gamme Time’s up !, avec l’arrivée d’une version Kids. Concept connaîtra aussi sa version enfants quelques années plus tard. Les extensions pour 7 Wonders continuent à sortir à un rythme régulier (Babel, Armada, ainsi que des cartes anniversaire, de nouvelles merveilles,...). Thomas Provoost nous explique qu’au delà d’augmenter les ventes de l’éditeur, les extensions sont aussi un moyen d’installer un jeu dans la durée. En effet, elles montrent, à la fois au public et aux boutiques, que l’éditeur souhaite soutenir son jeu et continuera à le produire. Il est indispensable de faire "vivre" un jeu pour le pérenniser et les extensions sont un bon moyen de le faire.
A cette époque, Antoine Bauza souhaiterait sortir une version 2 joueurs de son hit, 7 Wonders. Epaulé par Bruno Cathala, leur première version est rejetée par Repos Production, qui l’estime trop chère à produire et pas assez aboutie à leur goût. Les deux auteurs vont alors retravailler leur copie jusqu’à obtenir une version qui satisfera l’éditeur.
7 Wonders - Duel sort en 2015. Le tirage initial de 47000 boites se vend aussi très vite et l’éditeur doit en réimprimer rapidement de nouvelles. Quand on se souvient que le tirage initial du grand frère était de 17000 boîtes, on voit à quel point le marché du jeu de société a explosé en quelques années. Et Repos Production a su évoluer et s’adapter pour être toujours à la pointe.
Ils confirmeront leur capacité à repérer les bons coups en reprenant le
jeu de Ludovic Roudy et Bruno Sautter : We are the word. L’idée leur semble très bonne, mais le travail éditorial pourrait être amélioré, l’éditeur original étant loin d’avoir les moyens et l’expérience de Repos. L’un des problèmes du jeu, qui le rendait difficilement conseillable par les boutiques, c’était les planchettes effaçables qui s’abîmaient très vite. L’éditeur belge va donc travailler sur cette problématique, trouver une solution ergonomique et durable avec des petits chevalets. Just one sera une réussite commerciale et critique puisqu’il décrochera le fameux Spiel des Jahres en 2019.
Enfin !
Pour finir en beauté, Thomas et Cédrick décident de retravailler Ghost Stories avec Antoine Bauza : rééquilibrage, réécriture des règles, rethématisation, le jeu devient Last Bastion. Thomas Provoost nous explique qu’il est un peu déçu par les ventes du jeu. Selon lui, cette version est clairement plus aboutie que l’original et le travail sur les règles le satisfait pleinement. S’il devait y avoir quelque chose à refaire, ce serait sûrement au niveau du thème. L’univers n’a peut-être pas été suffisamment travaillé, ce qui doit expliquer en partie ces résultats en demi-teinte.
Avec la refonte graphique et le léger rééquilibrage de 7 Wonders, ce seront les deux dernières sorties de Repos Production en tant qu’éditeur indépendant. Thomas Provoost nous explique qu’en tant qu’objet culturel, tout comme les livres, les jeux doivent évoluer avec leur époque. Les nouvelles versions des jeux ne sont donc pas des copies conformes des éditions précédentes : évolution de la couverture pour l’adapter aux nouveaux publics, rééquilibrage des règles pour améliorer l’expérience de jeu, simplification de certains aspects, voir changement de certains éléments (comme Time’s up !, où chaque réimpression voit le retrait de certains noms passés de mode, remplacés par des plus récents). Tout ceci représente aussi le travail de l’éditeur et explique pourquoi le joueurs de 2020 n’achète pas exactement le même jeu que le joueur de 2010, tout comme le lecteur de 2020 n’achète pas exactement le même livre qu’en 2010 (nouvelle couverture, retravail de la traduction,...).
Aujourd’hui, Repos Production existe toujours, mais en tant que studio Asmodee. Thomas Provoost et Cedrick Caumont sont tous deux partis vers de nouvelles aventures.